Milton par Chateaubriand : « Une traduction, c’est le reflet d’une époque »

13/04/2021

Après six années d’un travail de fourmi, Christophe Tournu, chercheur au sein de l’Unité de recherche Théologie protestante, propose la première édition bilingue du Paradis perdu de John Milton qui met en regard le texte anglais de 1725 et sa traduction par Chateaubriand en 1836. Une traduction littérale, qui signe une petite révolution à l’époque des « belles infidèles », commentée et expliquée par le chercheur.

Depuis sa licence et un devoir sur John Milton et la liberté en 1986, le poète et pamphlétaire anglais ne quitte plus Christophe Tournu. En 2014, il contribue à un ouvrage évoquant les traductions de Milton à travers le monde, dans lequel il s’occupe de la partie française. « J’ai alors remarqué que l’éditeur Honoré Champion préparait une nouvelle édition des Œuvres complètes de Chateaubriand. J’ai proposé de m’occuper de sa traduction du Paradis perdu de Milton, une des dernières de cette épopée chrétienne censée surpasser Homère et Virgile sur le thème de la création de l’Homme par Dieu. »

Six ans de travaux, 1 378 pages et 8 000 notes plus tard, l’ouvrage inédit Œuvres complètes. John Milton, Paradise Lost (1674). Le Paradis perdu (1836), traduction par Chateaubriand met pour la première fois en regard la traduction originale de Chateaubriand parue en 1836* et l’édition du Paradis perdu de 1725 dont l’écrivain français s’est servi. Objectif : « Vérifier si Chateaubriand a vraiment fait ce qu’il prétend, à savoir « une traduction littérale dans toute la force du terme », et pourquoi. » Et ce, à travers des notes de bas de page qui permettent de noter les changements opérés et ainsi d’entrer dans l’atelier de traduction de Chateaubriand.

« Les belles infidèles »

« Je précise notamment lorsqu’un nom a été traduit par un adjectif et j’essaye de trouver la raison de ce choix. Je me suis également servi du Dictionnaire de l’Académie française de 1832-35 pour comprendre les mots dans leur contexte. Par exemple la traduction « S’aimaient d’un amour cordial » me paraissait étrange. Après recherches, j’ai découvert que « cordial » signifiait à l’époque « du fond du cœur » », détaille Christophe Tournu.

L’introduction de l’ouvrage permet, quant à elle, de se plonger dans l’histoire de la traduction et de la critique du 19e siècle. « Au 17e siècle, les auteurs pensaient que la langue française était supérieure et ne pouvait donc qu’améliorer le texte original. Les traductions étaient en fait des réécritures, d’où l’expression de « belles infidèles » pour les désigner ». Dans ce contexte, la traduction de Chateaubriand dans laquelle il s’efface au profit de Milton marque une rupture. « Il souhaite ainsi amener le génie de la langue anglaise dans la langue française. »

L’œuvre de toute une vie

Dans son œuvre, Milton se libère de l’esclavage de la rime en proposant un texte en vers blancs, faisant parfois des entorses à la syntaxe anglaise et créant de nouveaux mots comme « emparadised » (litt. emparadisés). Contrairement à d’autres traductions proposées en alexandrins, Chateaubriand décide de coller au style à travers un texte en prose « qui fait plier le français à la grammaire et à l’idiome étrangers. » Il fait également le choix de ne pas supprimer ou réécrire certains passages subversifs modifiés dans des traductions antérieures.

« C’est pour lui l’œuvre de toute une vie », souligne Christophe Tournu, qui précise que sa réalisation lui prendra 30 ans. Une traduction dans la veine de la tradition romantique allemande accueillie différemment par la critique la qualifiant tantôt « de géniale » ou « d’occasion gâchée. » « Une traduction n’est jamais neutre, c’est le reflet d’une époque », conclut le chercheur qui souhaite poursuivre sur sa lancée en réalisant notamment une bibliographie de Milton plus axée sur ses écrits en prose.

Marion Riegert

*L'édition de 1836 était déjà bilingue mais avec en regard une version modernisée du texte anglais datée de 1835.

John Milton, sa vie, son œuvre

Plus d'informations

John Milton nait à Londres en 1608. Pamphlets anti-épiscopaux, écrits pour justifier le divorce, texte sur la liberté de la presse, la séparation église/Etat ou encore ouvrage justifiant l’exécution de Charles 1er roi d’Angleterre commandé par le Conseil d’Etat de la jeune République anglaise (1649-59)… son œuvre est abondante et traduit son engagement pour la liberté. Après la victoire du Commonwealth, il est nommé secrétaire d'État auprès de Cromwell. « Pour lui, le croyant est sa propre église, il faut élaborer sa foi par soi-même avec comme guide l’Esprit saint. Il commence à écrire le Paradis perdu aux alentours de la Restauration, vers 1658, ouvrage dans lequel il pose la question de l’existence de l’Homme et du sens de la vie », explique Christophe Tournu. Devenu aveugle en 1652, John Milton décède en 1674.

Ses textes ont fait l’objet de plusieurs traductions, notamment durant la Révolution française par Mirabeau. Il est également convoqué au moment des débats à l’Assemblée nationale sur la loi de 1905. Plus tard, « en 1999, devant le Sénat, lors des débats sur le Pacte civil de solidarité (Pacs), le rapporteur de l’église protestante cite Milton et ses écrits, en faisant valoir que le mariage est un contrat résiliable à l’initiative des deux parties. »

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