Quelle parole intérieure pour les prisonniers ?

21/01/2020

Décharge émotionnelle, autocritique, motivation… la parole intérieure est cette petite voix aux multiples fonctions qui demeure d’ordinaire inaudible des autres. Stéphanie Smadja, chercheuse à l’Université Paris Diderot et Catherine Paulin, de l’Université de Strasbourg, toutes deux membres du programme de recherche « Monologuer »*, se sont intéressées au rôle de cette parole dans des situations d’enfermement. Une enquête linguistique dont elles ont fait un ouvrage paru aux éditions Hermann. Rencontre avec Catherine Paulin.

Pouvez-vous définir ce qu’est la parole intérieure ? Faut-il la différencier de la pensée ?

La parole intérieure est probablement notre activité principale, ça parle en nous tout le temps, il est rare que le silence se fasse. Même si elle peut se faire à voix haute, ce n’est pas de la parole extériorisée où il peut y avoir un aspect communicationnel. Nous sommes dans le verbe, c’est en ça que la parole intérieure se distingue de la pensée qui peut inclure la vision, l’odorat... Selon, Gabriel Bergounioux, linguiste : « La langue avant de permettre de communiquer permet de faire advenir le monde. » C’est aussi le rôle de la parole intérieure qui présente plusieurs fonctions comme s’encourager, se décharger émotionnellement ou faire son autocritique. A noter que cette parole intérieure peut revêtir différentes formes.

Comment recueillir des témoignages qui relèvent de « l’intérieur » ? N’est-ce pas forcément biaisé ?

J’étais sceptique au début car je pensais que c’était un champ auquel nous n’avions pas accès, mais si nous voulons l’étudier il faut accepter qu’il y ait un biais. Dans les enquêtes que nous avons réalisées et dans lesquelles les participants avaient le choix, ils ont très majoritairement opté pour l’écrit comme moyen de restitution. Nous pourrions à ce propos citer Benveniste : « L’acte d’écriture ne procède pas de la parole prononcée, du langage en action mais du langage intérieur mémorisé. »

Parlez-nous des détenus qui ont participé à l’ouvrage ?

L’étude porte sur des hommes, détenus de longue durée, âgés de 32 à 67 ans que Stéphanie Smadja a rencontrés en prison. C’est elle qui s’est chargée de recueillir leur parole. J’ai, pour ma part, participé à l’analyse. Le relevé s’est fait en deux phases avec un premier entretien visant à recueillir les représentations que la personne se fait de sa propre parole intérieure. A l’issue de cet entretien, les détenus peuvent accepter ou non de tenir un carnet dans lequel ils consignent à l’écrit et lorsqu’ils le souhaitent leur parole intérieure. La consigne ? Etre le plus près possible de ce que la personne se dit. Un exercice que nous avons testé nous-mêmes. Plus tard, un deuxième entretien est réalisé permettant de voir comment les représentations de leur parole intérieure ont évolué. Au total, 14 questionnaires écrits et trois carnets sont remis.

Qu’est-ce qu’il ressort de leur parole intérieure ?

En prison, le rapport intérieur/extérieur est très présent. Une des questions peut être de se demander si le langage intérieur a besoin de l’extérieur ou inversement si l’extérieur se forme dans le langage intérieur. Je dirais que c’est les deux. Nous avons retranscrit les trois carnets, certains étaient appliqués, d’autres non. Enoncés courts, enchaînement de noms, flux quasi ininterrompu jusqu’au carnet rédigé sous forme de poèmes… la parole n’est pas uniquement fragmentée. Côté pronoms personnels, le « je » et le « tu » sont utilisés avec comme particularité la présence proportionnellement plus marquée de « il » par rapport à d’autres enquêtes. Le temps verbal est essentiellement le présent omnitemporel, en lien probablement avec les conditions carcérales où le temps est répétitif et le passé et le présent assez similaires.

Et maintenant ?

Nous avons une autre recherche en cours. Une enquête réalisée au centre humanitaire d’Ivry dans laquelle nous donnons la parole à des femmes immigrées, anonymes comme tous les participants. Ce travail d’entretien a été retranscrit dans un ouvrage qui paraitra en mars. Il a été réalisé avec la collaboration de Jeanine Rochefort, médecin.

Propos recueillis par Marion Riegert

* Catherine Paulin est chercheuse au sein de l’unité de recherche Linguistique, langues, parole. Suite à une rencontre à l’occasion d’un colloque avec Stéphanie Smadja elle rejoint le programme de recherche « Monologuer » de l’Université Paris Diderot (Université de Paris) qui s’intéresse à la parole intérieure à travers différentes études.

  • La parole intérieure en prison, Stéphanie Smadja, Catherine Paulin, éditions Hermann, août 2019

Extraits

Citation

Rumination, enfermement, peurs liées au milieu carcéral, douleur après les parloirs mais aussi souvenirs se retrouvent dans les paroles des détenus qui écrivent souvent le soir, lorsque les heures s’étirent avant d’aller dormir.

  • Sur la peur

J’ai franchement flippé
J’ai cru qu’il y
Aurait encore le feu
Faut que je me raisonne et que je gère

  • Sur le « je » mis en scène

C’est pas possible
De se mettre dans cet état à
Chaque fois.
Merci de m’avoir rassuré
Il faut que je me calme
Je suis trop sensible

  • Récit mémoriel et fragmentation syntaxique

Punition, crainte, respect
Mémoire, réfectoire
Collectif le regard porté
Sur l’autre interrogation
Et ordre

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