Garant de bien-être ou outil de contrôle, le sport en entreprise se développe depuis les années 2000 et s’inscrit dans une logique de don et de contre-don. Julien Pierre revient sur ce sujet qu’il a été l’un des premiers à défricher faisant de son équipe de recherche Sport et sciences sociales, un leader dans le domaine.
14/05/2018
Quand Julien Pierre décide de s’intéresser au sport en entreprise, le sujet n’est pas encore vraiment développé. L’idée lui vient lorsque, durant sa quatrième année d’étude, il se rend chez Adidas où la vue d’un grand entrepôt transformé en gymnase l’interpelle : « les employés pouvaient y faire du football, du roller. » En 2009, il se lance dans une thèse intitulée « S’investir corps et âme en entreprise. Contribution à une sociologie de la mobilisation des cadres par le sport ».
Précurseur dans le domaine, Julien Pierre se rend rapidement compte que plus le temps passe plus l’intérêt pour le sport en entreprise, que ce soit d’un point de vue sociétal, scientifique…, augmente. « Il y a douze ans, lorsque je faisais de la veille, je trouvais un papier tous les trois mois dans les médias. Là, les bons mois, nous sommes à 29 papiers. »
Un argument de recrutement
Constructeurs automobiles, industrie du sport, banques… certaines sociétés ont un goût plus prononcé que d’autres pour le sport qui devient un outil de séduction et de communication destiné à recruter les meilleurs profils. « Il n’y a pas une grosse boite aujourd’hui dans laquelle il n’y a pas d’offre sportive. Image, attractivité, elle fait partie de la marque employeur. » Pour entrer dans l’entreprise, les sports ont dû s’adapter avec le choix de pratiques accessibles en terme d’apprentissage comme le running ou le football…. « Les grosses boites ont opté pour des espaces sportifs avec appareils de musculation et salle de cours collectifs. »
Une fois les salariés recrutés, le sport permet de les garder au travail et de diminuer l’absentéisme. « Nous sommes dans une logique d’hôtel étoilé où tout est à disposition pour les salariés. » La frontière vie privée, vie publique devient de plus en plus poreuse, « le sport contribue à casser le cadre. Il permet également de créer des liens entre collègues et de faire se rencontrer les personnes. »
Retour sur investissement
Dans ces entreprises, d’anciens sportifs interviennent pour montrer comment ils ont accédé à la performance. Le sport indique ainsi la voie à suivre aux salariés et est érigé en modèle de réussite. « Il joue sur les images : l’image de soi et celle que les autres ont de nous… Je pense à l’exemple de Lulu, il est en bas de l’organigramme d’une grande entreprise, son travail n’est pas reconnu mais depuis qu’il anime des séances de sport tout le monde l’appelle coach. C’est valorisant, ça lui donne une nouvelle identité. »
Au-delà de cet enthousiasme ambiant, Julien Pierre note un décalage avec la pratique effective que l’on mesure dans une entreprise : « Seuls 10 à 15% des gens en profitent alors qu’un Français sur deux a une pratique sportive. » Il détermine ainsi que ce qui importe dans l’entreprise ce n’est pas le sport mais c’est l’offre sportive, la potentialité. « Forcément, les entreprises attendent un retour sur investissement. C’est une rétribution symbolique, une logique de don et de contre-don. Les salariés se disent « l’entreprise me respecte », ce qui leur donne en retour envie d’être à la hauteur de ses exigences. Le sport, perçu comme innocent par son côté ludique devient ainsi un outil de contrôle. « Aux Etats-Unis certaines entreprises vont jusqu’à payer pour récupérer les données sportives de leurs salariés… »
Marion Riegert
Pour aller plus loin : voir aussi le site créé par Julien Pierre : sport-entreprise.com ou sa déclinaison destinée au réseau scientifique : sport-au-travail.com
Un peu d’histoire
Good to know
Il y a un siècle, le sport/loisirs s’est constitué en opposition au travail, et puis, petit à petit, il est venu illustrer la logique de performance de l’entreprise. Julien Pierre identifie quatre grandes périodes qui ont marqué l’histoire du sport en entreprise.
Milieu du 19e siècle, un premier pas vers l’instrumentalisation. 1850/60 le sport apparait chez les paternalistes. Des lavoirs-piscines sont installés chez Godin. Le sport est alors utilisé pour ses vertus éducatives et sanitaires.
Début 20e, une logique de rendement. Avec le boom de l’industrie automobile, le modèle américain du sport en entreprise est importé en France. « L’idée étant que le sport va permettre d’illustrer la logique compétitive dans laquelle le salarié doit se placer pour être productif. Nous sommes dans une logique de rendement. Taylor était un tennisman de haut niveau », rappelle Julien Pierre.
Années 80 ou la mode du stage de plein air. Le sport est à cette époque utilisé comme un laboratoire pour faire ressortir les personnalités de chacun. Le tout, dans un milieu de cadres, de performance et de compétitivité.
Le tournant des années 2000. A partir des années 2000, un véritable écosystème éclot autour du sport en entreprise. La création d’un incubateur de start-up qui proposent des services de sport en entreprise en 2010 marque un tournant et montre que le marché se développe. En 2016, des salons dédiés au sport en entreprise apparaissent.